Le très sérieux Wall Sreet Journal a un peu de mal à comprendre pourquoi certains Français sont dans la rue pour protester contre la réforme des retraites. Dans un article paru il y a seulement quelques jours, son auteur rappelle qu’aux États-Unis, 25 % des retraités âgés de 65 à 75 ans exercent un job d’appoint quand ils ont cessé leur activité. Ils ne le font pas par plaisir, mais pour compléter leur pension. 65 ans, c’est l’âge légal de la retraite aux États-Unis où l’on a prévu de reculer progressivement cet âge jusqu’à 67 ans. Que le compteur reste bloqué en France sur 62 ans alors que l’espérance de vie s’allonge, alors qu’elle décroît ces dernières années en Amérique leur semble pour le moins curieux. Presque une hérésie…
Un Américain ne cotisant qu’à hauteur de 7 % de son salaire au régime de base en répartition, système mis en place en 1936 pendant le New Deal par le président Franklin Delano Roosevelt et que les Américains appellent depuis toujours la Social Security, le montant de la retraite de base est mécaniquement très faible. À titre de comparaison, un salarié français cotise à plus de 28 % (part patronale et part salariale) dans les régimes obligatoires (assurance vieillesse et Arrco pour tous les salariés à quoi s’ajoute l’Agirc pour les cadres).
Bien sûr il existe de l’autre côté de l’Atlantique des régimes d’entreprise en capitalisation. Mais outre que seulement un Américain sur deux en bénéficie, ces « pensions funds » ou fonds de pension ont subi les contrecoups des scandales et des crises financières à répétition : affaires Enron et crise des subprimes. Résultat, l’OCDE dans ses derniers rapports a toujours souligné que le cours des actions n’ayant jamais retrouvé son étiage d’avant 2007, nombre d’Américains ont été contraints de partir en retraite sans que leur « promesse de pension » soit honorée. En gros ils ont perdu entre 20 % et 30 % de ce qu’on leur avait promis.
Quand Reagan exportait son modèle…
Les États-Unis étaient si fiers de leur système qu’ils ont voulu faire mieux… Au tournant des années 1970-1980, alors que Ronald Reagan était à la Maison Blanche, les Républicains sont une nouvelle fois revenus à la charge avec l’intention de remettre en cause la Social Security. On notera que George W Bush était en proie au même fantasme au début des années 2000. C’est paradoxalement à Ben Laden et aux événements du 11 septembre 2001 qui détournèrent l’attention du Président de ses funestes projets que les Américains doivent d’avoir conserver leur « filet de sécurité ».
S’agissant de Reagan et des économistes de l’école de Chicago, ils voulurent tester un basculement complet d’un régime fonctionnant en répartition vers un modèle « tout capitalisation ». Le Chili de Pinochet se prêtait à l’expérience des « Reaganomics Boys ». Car il fallait bien une dictature militaire pour imposer aux Chiliens de renoncer à leur régime créé en 1924, mais qui fonctionnait vaille que vaille depuis 1952 en répartition. L’idée du docteur Mengele [1] de la retraite, l’économiste ultra libéral José Piñera, frère de l’actuel président en exercice, consistait à signer des « bons de reconnaissance » sans aucune valeur aux assurés qui avaient cotisé dans leurs caisses et à les obliger de consacrer 10 % de leur salaire à des placements en Bourse via 21 Administradoras de fondos de Pensiones (AFP).
Seul problème qu’affectaient de ne pas voir les auteurs de la réforme, la Bourse de Santiago n’est pas tout à fait celle de New York. Les seules valeurs importantes étaient celles des sociétés minières. Or les cours du cuivre se sont révélés particulièrement volatiles. D’où la ruine des petits épargnants qui ne bénéficiaient même plus d’une cotisation patronale pour se constituer une retraite. Et au final une situation catastrophique : aujourd’hui les retraités chiliens ne peuvent plus vivre de leur retraite et ils sont quasiment tous sous le seuil de pauvreté [2]… La moitié d’entre eux disposent de moins de 157 € par mois pour vivre ! Quant aux AFP, ils ont accumulé des réserves financières représentant 80 % du PIB du Chili. Mais ils subissent actuellement avec la crise sociale, un sérieux retour de bâton…
Au royaume de Boris Johnson aussi
On notera que le Chili n’est pas le seul pays à s’être adonné aux délices de la capitalisation. Au Canada, par exemple, où les gouvernements successifs s’étaient fait une religion de maintenir les cotisations retraite au régime public sous la barre des 10 %, donc à un niveau très faible donnant droit à des petites retraites, des fonds de pension se sont développés. Cette fois, ce sont les dévaluations du dollar canadien qui ont gravement amputé l’épargne des retraités.
Et que dire de la Grande-Bretagne : en 1986, Margaret Thatcher supprime brutalement le régime complémentaire Serps (State Earnings Related Pensions Scheme) mis en place quelques années plus tôt par le travailliste Harold Wilson. Elle lui substitue des « Appropriate Personnals Pensions Schemes », autrement dit des plans individuels d’épargne retraite. Résultat : début 2000 un rapport met en garde les autorités contre le fait que 12 millions de retraités britanniques vont devoir vivre sous le seuil de pauvreté…
Et en France ? La capitalisation depuis les expériences malheureuses de l’entre-deux guerres n’a jamais eu bonne réputation. Mais ses partisans, notamment les banques et les assurances toujours en quête de bonnes affaires, ne désarment jamais. On se souvient qu’en 1997 le député Jean-Pierre Thomas, par ailleurs trésorier du Parti républicain qui avait eu maille à partir avec la justice, était parvenu à faire adopter une loi sur les « fonds de pension à la française » qui n’a jamais connu ses décrets d’application. Les Français l’avaient échappé belle. Mais ce même Jean-Pierre Thomas, tel un Phénix renaissant de ses cendres, vient de réapparaître dans les pages d’Amphitea Magazine [3]. En costume de « président du Cercle de l’épargne », il explique benoîtement qu’un « fonds de pension n’est ni un fonds vautour, ni un fonds spéculatif. Son objectif est d’assurer des revenus réguliers à ses membres une fois que ceux-ci sont à la retraite ». Les retraités américains spoliés, les retraités chiliens ruinés et les retraités britanniques réduits à la misère ont sans doute mal compris… Quant aux Français, ils ont forcément raison de rester méfiants !
mm