La futurologie, ou si l’on préfère, l’art de faire des prévisions en matière politique, économique ou sociale, n’a jamais été une science exacte. On l’avait déjà perçu il y a un an quand la crise des gilets jaunes a perturbé de manière inattendue l’ordre social. On le mesure, mais à une tout autre échelle aujourd’hui, avec la crise sanitaire qui n’est plus seulement nationale ou régionale, mais mondiale.
A l’exception de ceux, « complotistes » et nationalistes de tous poils qui ont délibérément choisi de se voiler la face et de se murer dans le déni, les observateurs font assaut d’actes de foi et de serments en tous genres pour nous promettre « plus jamais ça ! » Sauf qu’une fois l’orage passé et les morts enterrés, on peut très sérieusement douter qu’un ordre nouveau se substitue brutalement à l’ordre ancien. Trop d’intérêts sont en cause, trop de mauvaises habitudes ont été prises, trop d’avantages sont acquis, trop de certitudes sont véhiculées, rabâchées et matraquées sur les réseaux sociaux pour que les peuples acceptent de modifier en profondeur leur manière de penser, d’agir et de vivre.
Il reste que la facture des événements que nous vivons actuellement sera lourde. On le voit tout particulièrement en matière de protection sociale, le relèvement du plafond d’emprunt de 36 à 79 Md € de l’Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale), autrement dit la banque de la sécu, ne constituant qu’un avant-goût des sommes qu’il faudra consacrer au financement de cette crise.
Pour le moment, le gouvernement a choisi de dépenser sans compter. On ne peut lui donner tort. On ne peut pas applaudir les soignants tous les soirs à 20 h et rendre hommage à toutes les professions qui sont au front pour faire vivre un pays à l’arrêt et ne pas récompenser leurs efforts comme ils doivent l’être par des primes exceptionnelles. On ne peut pas confiner une grande partie de la population laborieuse et ne pas débloquer les sommes nécessaires à la mise en chômage partiel de plus de 4 millions de personnes. On ne peut pas faire le constat de l’insuffisance de matériel sanitaire et s’offusquer des sommes dépensées pour s’approvisionner sur des marchés extérieurs. On pourrait naturellement allonger la liste.
Une fois la crise passée et le « déconfinement » réussi – ce qui n’est pas encore d’actualité – il faudra bien en venir à l’essentiel. Voir ce qui a plutôt bien fonctionné – la mobilisation des personnel de soins, le décloisonnement public-privé, l’exercice d’une vraie solidarité territoriale entre établissements, le recours à la télé-médecine – et ce qui a plus ou moins bien fonctionné – la prise en charge des malades dans les Ehpad, l’approvisionnement en produits de santé, l’exercice d’un droit de retrait massif de ces agents contractuels de droit privé que l’on a substitué aux fonctionnaires…
Partant de là il est vraisemblable qu’il faudra accélérer les réformes engagées dans le système de soins et plus que jamais s’engager résolument dans une politique ambitieuse en faveur des personnes très âgées et en perte d’autonomie qui sortiront traumatisées de cette crise. Le rapport Libault est là. Il a été largement discuté. Il ne reste qu’à l’appliquer.
Pour le reste, on imagine mal qu’en matière de chômage on applique des dispositions qui conduiraient à réduire les droits de catégories sociales actuellement privées d’emploi. De la même façon, comment reprendre la réforme des retraites dans un contexte de pénurie budgétaire quand on se souvient que les pouvoirs publics étaient à la recherche d’une bonne dizaine de Md € pour assurer la viabilité de son régime universel ? Même si l’on peut penser qu’il faudra rependre le dossier, ce ne pourra être que plus tard. Beaucoup plus tard. Dans l’immédiat, le pays aura davantage besoin de se retrouver sur des priorités qu’il faudra financer à grand prix que de se diviser sur ce qui peut encore attendre.
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