Il est naturellement trop tôt pour dire selon quelles modalités débutera le déconfinement à partir du 11 mai. Et même si cette date devenue mythique sera tenue. Pour autant tout le monde s’accorde à penser, à gauche comme à droite, dans les partis politiques comme dans les syndicats, dans toutes les couches de la société civile, à Paris comme en province, que la France ne sortira pas indemne du choc qu’elle encaisse actuellement. Rien ne sera donc plus comme avant ? Acceptons-en l’augure, même si la tentation existera toujours pour certains d’en revenir à un âge d’or qui ne le fut pas pour tout le monde, quand d’autres rêveront à des lendemains qui ne cesseront jamais de chanter…
Dans un océan d’incertitudes, l’examen des cinq dernières semaines conduit à penser que l’avenir se bâtira au moins sur trois certitudes. La première tient à la consécration, a priori probable, des nouvelles technologies pour l’information et la communication (NTIC). Face à la rupture sociale induite par le confinement, elles sont incontestablement parvenues à retisser du lien social entre les composantes familiales, entre les entreprises et leur personnel, entre les malades et les soignants. Ce sont assurément les grandes gagnantes de la crise sanitaire.
Les exemples sont multiples et nous les avons tous en tête. Certes nous ne partions pas de rien. « Portables », « mobiles » et autres « smartphones » sont depuis longtemps notre quotidien. Quant à la technologie internet, elle a envahi notre espace de travail et de loisirs. En particulier dans la santé où un coup d’accélérateur avait été donné il y a deux ans par le gouvernement. Pour développer télémédecine et téléconsultation et participer ainsi au désenclavement des déserts médicaux. Pour améliorer la qualité des soins par une meilleure connaissance des patients, de leurs pathologies et de leur suivi médical via leur DMP (dossier médical personnel). Pour optimiser l’offre de soins dans un environnement budgétaire contraint en raison de techniques médicales de plus en plus coûteuses et d’un allongement de la durée de vie. De la même façon, ces technologies et leurs multiples applications (Face Times, WhatsApp, Skype…) sont devenues des outils de communication permettant de sortir les personnes âgées de leur isolement, de stimuler leurs capacités cognitives et d’améliorer ainsi les conditions de leur vieillissement.
Dans un monde connecté et en dépit d’entorses parfois consenties à la démocratie, il est douteux que l’on revienne en arrière sur ces orientations et les bénéfices qu’elles procurent. Acceptons-le, mais donnons-nous alors les moyens d’en faire profiter l’ensemble des citoyens. C’est loin d’être le cas dans le domaine de la téléphonie qui ne couvre pas, ou alors très mal, l’ensemble du territoire national. Joindre un interlocuteur dans l’Oise ou en Normandie est plus difficile aujourd’hui avec un mobile que ça ne l’était il y a trente ans avec une ligne fixe. Le sketch « Le 22 à Asnières » de Fernand Raynaud reste plus que jamais d’actualité. De la même façon, la couverture internet est loin d’être assurée sur l’ensemble du territoire. Zones blanches et zones grises composent un étrange patchwork portant gravement atteinte au principe d’égalité républicaine. Subsiste enfin une grave rupture numérique liée cette fois aux inégalités sociales mises en lumière dans les foyers défavorisés où la continuité scolaire ne peut être assurée en période de fermeture des établissements et dans tous les cas de figure où la maîtrise des nouveaux outils n’existe pas faute d’argent pour se procurer du matériel adapté, de connaissances suffisantes ou, plus grave encore, pour cause d’analphabétisme.
Partant de là, il est impératif que l’État se fixe pour objectif, ou contraigne les opérateurs, à porter remède de toute urgence aux dysfonctionnements observés. Le problème n’est pas seulement technique. Il est évidemment politique s’il s’agit de dégager des moyens financiers pour mettre à égalité de chance la province et Paris, les zones périphériques et les centres-villes, les catégories sociales les plus pauvres avec les foyers plus aisés. Il est humain aussi quand il s’agit de soutenir et d’accompagner des populations tenues en lisière de la modernité. Au bout du bout, il en va de notre vivre ensemble et de l’unité nationale.
Soigner c’est bien, prévoir c’est mieux !
Une seconde priorité a émergé de la crise sanitaire. Depuis que la sécurité sociale existe, soit trois-quarts de siècle en octobre prochain, les observateurs dénoncent une étrange propension en France à négliger la prévention et à lui préférer le curatif. Le bénéfice n’est pas nul pour une population assurée d’être bien soignée si elle tombe malade, mais à laquelle on n’explique jamais, en tout cas pas assez, que le respect d’un certain nombre de règles relevant d’une hygiène de vie élémentaire, lui permettrait d’être mieux portante. Soyons réalistes, peu de pays peuvent se flatter de faire mieux que les Français. Il n’est que de voir la progression vertigineuse du diabète, de l’asthme, de l’hyper-tension et de l’obésité pour admettre que ces fléaux et les ravages qu’ils entraînent sont devenus le lot commun de l’humanité parce qu’ils sont le produit d’un type de développement économique qui s’est répandu à la surface du globe.
La France n’a pas échappé à ces dérives. Parce que la mise en place d’un secteur d’activité économique employant plus de 2,5 millions de personnes nécessite qu’on assure en permanence une activité optimale pour garantir des ressources convenables à tous les acteurs du système de soins. Parce que l’organisation de l’industrie pharmaceutique et son atomisation, pour être rentable, requiert la multiplication du nombre de médicaments peu coûteux, donc abordables par le plus grand nombre d’assurés possible. Parce qu’il est bien connu qu’un lit d’hôpital vide coûtant autant, sinon plus qu’un lit occupé, l’habitude s’est prise d’entretenir une surcapacité hospitalière dans des services non urgents, contrastant singulièrement depuis près de trente ans avec l’encombrement des services d’urgence. Les coûts s’ajoutant aux coûts, les déficits aux déficits, la priorité a toujours été de soigner d’abord. C’était nous disait-on « l’honneur de notre médecine », les actions de prévention n’étant jamais jugées prioritaires. Toujours trop coûteuses et sans effet immédiat à en attendre sur l’état de santé de la population. Bref, un mauvais rapport qualité-prix.
Le plus grave dans cette affaire a sans doute été qu’à plusieurs reprises la France et la plupart des pays d’Europe sont passés à côté d’épidémies venues d’Asie (Sras) et d’Afrique (Ebola) qui faisaient des ravages sur ces continents. L’absence de précautions de base en a résulté. De ce point de vue, le port obligatoire d’un masque induira-t-il à lui seul un changement culturel durable ? On ne peut que l’espérer, mais là encore, inverser des comportements culturels et sociaux pour faire plus de préventif conduira à faire des choix. Faudra-t-il sacrifier un peu de curatif ? Où trouver l’argent pour de grandes campagnes nationales de sensibilisation ? Les lobbies tout-puissants qui font passer les intérêts de leurs commanditaires avent celui des diabétiques et des asthmatiques, baisseront-ils la garde ? L’opinion publique elle-même s’inscrira-t-elle durablement dans une démarche « écoresponsable » ? Les réponses ne sont pas écrites d’avance.
Soutenir autrement les seniors
Troisième certitude, notre regard sur nos aînés doit changer. De toute urgence. Tout au long de la crise actuelle, qui a statistiquement nettement plus affecté les personnes âgées que les jeunes générations, on a donné une vision très négative des Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Il est naturellement trop tôt pour établir un bilan chiffré et définitif du nombre de décès dans ces établissements dans lesquels le nombre de place s’est accru de 20 % ces dix dernières années. En première analyse cependant – il faut rester prudent sur ce point – il semble que le nombre de décès de personnes très âgées dans les Ehpad et établissements médico-sociaux (7 000 le 17 avril) reste inférieur à ce qu’il fut lors de la canicule de 2003 : entre 15 000 et 20 000 décès. Mais pour une population très supérieure aujourd’hui et nettement plus âgée. Et en n’oubliant pas qu’environ les deux-tiers des personnes en perte d’autonomie vivent à domicile.
La crise sanitaire d’aujourd’hui, forte des enseignements du passé, a-t-elle été mieux anticipée et mieux gérée aujourd’hui qu’hier ? Quelques cas douloureux de mauvaise perception du risque et d’erreurs de gestion montés en épingle par des médias en quête tous les jours d’informations nouvelles et de sujets accrocheurs, ne doivent pas faire oublier tous ces exemples de personnels se confinant volontairement avec les personnes dont ils avaient la charge pour les mettre à l’abri d’une contamination venue de l’extérieur.
Une fois un constat impartial établi, une chose restera certaine : les générations qui ont vécu ces événements, à commencer par celles des baby-boomers qui atteindront l’âge de la perte d’autonomie dans une quinzaine d’années – plus tôt pour les uns plus tard pour les autres – ne voudront pas finir leurs jours dans un Ehpad. Ce n’est pas une révélation de dire cela. Après la crise sociale de 2018, un constat sans appel a été établi au terme de la concertation nationale engagée pour déboucher sur le rapport Libault : « 80 % des Français considèrent qu’entrer en Ehpad signifie perdre son autonomie de choix ». En clair, une très large majorité de nos concitoyens n’imaginent pas leur avenir dans ce type d’établissement. Ou alors en toute fin de vie.
Cela conduit à repenser les modalités d’hébergement de cette population de baby-boomers, bénéficiant d’une plus grande longévité que ses aînés. Cela implique d’aller vers plus de maintien à domicile, les experts s’accordant pour dire qu’il est déjà trop tard pour imaginer construire des places d’Ehpad en rapport avec les besoins qui culmineront dans 15 ou 20 ans. Cela implique aussi de revoir la politique d’encadrement de ce public très âgé. Nos générations ayant eu trois fois moins d’enfants que les précédentes, le nombre d’aidants sera divisé par trois pour trois fois plus de bénéficiaires. D’où la nécessité de créer une véritable filière d’emplois qualifiés, donc bien rémunérés. Cela implique enfin de revoir notre organisation territoriale, d’organiser autrement les relations entre zones rurales et urbaines, d’enrichir les rapports intergénérationnels, de mettre en branle tous les acteurs nationaux, régionaux, associatifs, publics et privés… La tâche est immense.
Toutes ces préconisations et bien d’autres qui, une fois n’est pas coutume, ont fait plutôt consensus, sont sur la table. Elles devaient faire l’objet d’un projet de loi à l’automne. Il est essentiel que cet agenda soit maintenu et que le passage à l’acte soit accéléré. Il en va évidemment du devoir d’assistance élémentaire que toute société doit porter à ses aînés. Mais il faut le savoir et l’admettre, là encore : tout comme l’avènement d’une société connectée, une meilleure prise en compte des risques avant qu’ils se produisent et la mise en place une « société de la longévité » va demander de l’argent. Beaucoup d’argent.
Or, la tendance apparue ces dernières années dans les jeunes générations, qui consiste plutôt à fuir les engagements collectifs au profit de démarches individuelles pour s’affranchir du poids des impôts et des cotisations sociales, ne va pas dans le bon sens. Comment dans ces conditions rebâtir un État-providence digne de ce nom ? Les élans de solidarité qui se sont manifestés tout au long de la crise sanitaire constituent un présage intéressant d’un désir d’autre chose. D’un autre horizon. D’un vrai changement de cap. À condition, bien évidemment, que de nouveaux événements propulsés en Une de l’actualité par les médias toujours plus avides de sensationnel, ne viennent faire oublier trop vite la gravité des problèmes posés et ces urgences auxquelles il faut répondre.
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