« Débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain ». C’est sous l’autorité morale de Pierre Laroque, le père de la Sécurité sociale, que le Haut commissaire à la réforme des retraites place son projet. Le propos est habile, il vise à mettre ses pas dans ceux de l’auteur des ordonnances de 1945, auxquelles il sait les Français et leurs représentants syndicaux très attachés.
Seconde précaution sémantique, ce projet issu de 18 mois de concertation ne constitue que la première étape d’un parcours qui en comportera encore trois. D’abord, une consultation des partenaires sociaux qui doit démarrer dès la semaine prochaine en vue de préciser ce qui sera ’dans la loi et les ordonnances’. Ensuite, le débat parlementaires. Enfin une période de transition à la ’temporalité lente’ entre l’adoption de la réforme et sa mise en place dans toute sa dimension.
Globalement on est donc encore très loin du terme. Et même si l’habileté de Jean-Paul Delevoye fait l’objet de commentaires louangeurs, tant au COR qu’à l’OCDE, encore faut-il mettre sa démonstration raisonnable en regard des critiques qui se sont déjà élevées avant même que le projet soit connu. Celle des syndicats de médecins, par exemple, qui on fait savoir il y a dix jours qu’ils ne voulaient pas qu’on touche à l’Allocation supplémentaire vieillesse. Ce dispositif de retraite supplémentaire ASV, mis en place en 1962 et financé partiellement par l’assurance maladie, avait pour objectif d’inciter les professions de santé (médecins, pharmaciens, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, auxiliaires médicaux) d’entrer dans le système conventionnel... Résultat : un mécanisme ultra déficitaire, dont la Cour des comptes a demandé à de multiples reprises la suppression. Autre opposition à toute réforme, celle des avocats qui refusent le principe même de l’universalité. Et ce n’est probablement pas fini, tant il est vrai que plus le projet va se préciser, plus les opposants vont tenter de se faire entendre.
Car de fait nous ne sommes pas dans cette affaire dans un jeu à sommes nulles. Jean-Paul Delevoye l’a rappelé, les titulaires des revenus des quatre derniers déciles, donc aux revenus les plus bas, devraient nettement profiter de cette réforme, notamment les femmes pour lesquelles d’importantes dispositions sont prises, tant en matière de réversion que de droits familiaux. De la même façon, il est difficile d’oublier que la France a eu un rôle pionnier dans la mise en place de régimes par points et qu’elle le doit, pour le régime des cadres Agirc, à la CGT et pour les non cadres de l’Arrco, à Force Ouvrière. Difficile aussi de faire l’impasse sur le fait que ces deux régimes, pilotés par les partenaires sociaux, ont très largement fait leur preuve puisque le premier verse en moyenne 57 % de la retraite des cadres et le second 31 % de la retraite d’un non cadre. Ajoutons enfin, ce qui plaide pour une gouvernance laissant toute leur place aux partenaires sociaux, que ces régimes complémentaires ont été bien gérés depuis trois quart de siècle, au point de dégager 70 milliards d’euros de réserves qui font aujourd’hui bien des envieux.
Dernier point, dont tout le monde convient qu’il justifie la réforme en cours : personne, pendant ces dix-huit mois de débats, n’a remis en cause la répartition ni souhaité son remplacement par la capitalisation comme ce fut le cas à la fin des années 1980. La roue a définitivement tourné à la faveur des crises financières à répétition. Mais cette fidélité au principe fondateur a une contrepartie : les jeunes générations ne consentiront à cotiser pour la retraite de leurs aînés que s’ils ont la certitude de bénéficier à leur tour demain des bienfaits du système. Pour les convaincre de sa viabilité, il faut donc mettre en place un dispositif transparent, robuste, généreux, adapté aux nouvelles caractéristiques du monde du travail qui ne sont plus celles de Bismarck. D’autres pays confrontés aux mêmes défis que la France (croissance ralentie, fécondité en baisse et longévité en hausse) ont opéré ce basculement en refusant de céder aux sirènes des retraites placées en Bourse. On songe à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Estonie et bien d’autres. La France qui a toujours un rôle moteur dans la protection sociale en Europe ne saurait évidemment rester à l’écart d’une évolution qui s’impose à tous. Quitte à s’accommoder d’une ’temporalité lente’...
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